Récit
03.07.2025
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On a rarement l’occasion de voir une bonne nouvelle derrière un drame climatique. C’est pourquoi il faut vous raconter comment la sécheresse californienne de 1975 a accouché de la culture skate. 

« Every cloud has a silver lining », disent les Anglo-Saxons. Littéralement, « chaque nuage cache un rayon de soleil » ou, sous-entendu, une mauvaise nouvelle peut en dissimuler une bonne. Dans le sud de la Californie, à l’été 1975, il y a eu une bonne nouvelle, et pourtant le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y avait pas un nuage à l’horizon. 

Bad news & bad boys

À l’époque, et sur trois années consécutives, la région essuie sa pire sécheresse depuis une centaine d’années. Dans un article de 1976, le New York Times révèle qu’il serait tombé sur les six derniers mois seulement 15 millimètres de pluie, contre 165 en temps normal. Le résultat, on s’en doute : l’eau manque. Alors, on ferme les vannes : fini le nettoyage des carrosseries de bagnoles et de bateau, fini l’arrosage des pelouses des jardins et des golfs, et surtout : fini le remplissage des piscines des particuliers. Jusque-là, c’est la loose. 

Pendant ce temps, toujours dans le sud de la Californie et plus précisément entre Santa Monica et Venice Beach dans un coin un peu louche appelé Dogtown, une poignée de jeunes d’entre 10 et 13 ans tue le temps à surfer. Quand l’océan n’est pas de leur côté, ils troquent leurs boards pour des skates et leurs vagues pour les bitumes des routes pentues, tels des « surfeurs d’asphalte ». Le surf, comme le skate, sont alors des pratiques de « parias » et d’« antisociaux », racontent-ils plus tard dans le documentaire Dogtown and Z-boys. Sous leurs planches, les roulettes sont en argile ou en métal, ce qui rend la pratique pour le moins casse-gueule, mais qu’importe : ils rident. Les jours se suivent et se ressemblent, jusqu’à une après-midi de cet été caniculaire, quand un type débarque dans le surf shop du coin, le Zephyr. Sur le comptoir, il lâche un sac contenant des roues de skateboard… en uréthane – un plastique translucide. La scène est retracée dans le film Lords of Dogtown, inspiré de leur histoire : « Des roues en uréthane. Ça vient du pétrole. Avec ça tu peux faire les mêmes virages qu’en surf. Et même monter des murs. Parce qu’elles adhèrent ». 

Piscine pleine, je te plains ; piscine vide, je te ride

C’est à ce moment-là que nos deux histoires se rejoignent. Alors que nos skateurs courent les quatre coins de Santa Monica à la recherche de terrains accidentés pour crash-tester leurs nouvelles roues, ils croisent le chemin de piscines vidées par la sécheresse. Or il se trouve qu’à Los Angeles, les bassins sont en forme de rein (on parle de kidney-shaped pool), ou de haricot, si on préfère. Le fond de ces piscines est en béton lisse, sculpté en belles courbes, sans aucun angle droit ni rebord. « De belles et grandes formes voluptueuses qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde », dira l’un des skateurs, Stacy Peralta, au micro du podcast 99% Invisible. Ni une, ni deux, les adolescents escaladent les clôtures des jardins pour skater illégalement dans les bassins des particuliers. Pour la première fois, ils retrouvent sur les parois verticales des piscines cette sensation de suspension qu’ils ne trouvaient alors que dans les vagues les plus raides du Pacifique. 

En France aussi, l’été 1976 est caniculaire. Sauf qu’au lieu de skater les piscines vides, les skateurs français peuvent tout juste s’offrir une fraîcheur dans les fontaines du Trocadéro. Au micro de Radio France, le frenchie Patrick Roult, un ancien skateur, raconte : « En 76, il y a la grande sécheresse en France. On se dit : ça y est ! Top ! C’est pour nous ! On va vider des piscines et on va faire du skate dedans, sauf que moi j’habitais en Bretagne et il n’y a pas de piscines ! De tout l’été, on a cherché des piscines. Et quand on en trouvait, elles avaient des angles, qu’est-ce que vous voulez skater une piscine avec des angles au fond ? ».

Les premiers « frontside air »

Pendant que tout le monde prie pour le retour de l’eau, nos surfeurs californiens eux, n’en veulent pas une goutte. « Parfois, il restait de l’eau sale ou des gravats dans le fond des bassins, on les vidait entièrement juste pour pouvoir skater, même si ça impliquait de se procurer une pompe industrielle », racontent-ils dans le documentaire. Rapidement, leur chasse aux piscines vides s’organise. « L’un de nous montait sur le toit de la voiture et on arpentait les rues de Beverly Hills. Quand on trouvait une piscine, on savait qu’on n’avait pas beaucoup plus d’une journée pour en profiter, alors on skatait tout ce qu’on pouvait. On savait que la police pouvait arriver à tout moment. ». Jour après jour, ils skatent toujours plus haut sur le bord des piscines, et rapidement, l’un d’entre eux, Tony Alva, commence à faire des tricks aériens sur le rebord du bassin, avec trois roues dans le vide au-dessus de la piscine. Ces figures, appelées « frontside air », viendront plus tard s’étoffer de tout un répertoire de tricks plus audacieux les uns que les autres. Ce squattage de piscines attire de plus en plus de monde, avec parfois plusieurs dizaines de jeunes venant contempler les skateurs. Ces derniers n’en ont alors aucune idée, mais ils viennent de faire naître dans le fond d’une piscine l’histoire du skate vertical, avec ses rampes et ses bowls. Repérée par un magazine spécialisé, la fine équipe des Z-boys – Z du Zéphyr Surf Shop, qui donnera aussi son nom à leur team de skateurs professionnels – connaîtra ensuite une fame internationale. Morale de l’histoire, comme le dit Stacy Peralta, « la sécheresse a servi de sage femme a la révolution skate ». 

Ciao bassins, hello terrains

Et aujourd’hui ? À L’Île-Bouchard (Indre-et-Loire), depuis un an, on peut rider dans la piscine municipale transformée en skatepark. Même chose à Saint-Jean-de-Braye (Loiret) et à Bristol (Royaume-Uni). Ailleurs, les municipalités de Rouen (Seine Maritime) et de Montfrin (Gard) réfléchissent sérieusement à donner le même destin à leurs bassins. Un virage de la baignade vers le skate inspiré par les piscine-bowls des States ? Pas tellement. Ces bassins étaient à l’abandon, il fallait bien leur trouver une autre vocation, avouent simplement les élus. Et après tout, la construction d’un skatepark coûte bien moins cher que la remise à niveau d’un bassin… 

Aujourd’hui, alors que les sécheresses se multiplient, on se demande : faut-il troquer nos piscines pour des skateparks ? On pourrait anticiper de nouveaux usages plutôt que de simplement subir la fin de ceux que nous connaissons déjà. Et déplacer la pratique de la baignade vers des plans d’eau naturels, comme le font les Allemands avec les « Naturebad ». Cette année, dans les Pyrénées-Orientales, les communes d’Ille-sur-Têt et de Boulou ont fait le choix de fermer les leurs en raison du manque d’eau. Mais « c’est une décision temporaire », botte en touche la mairie de Boulou. « Pour l'instant, ces décisions ne sont pas suffisamment assumées pour que les questions de fermeture définitive et de transformation soient posées clairement sur la table », analyse Jérôme Santarini, diplômé d’un master spécialisé dans la redirection écologique. Le sujet est tabou, car les attachements à la piscine municipale sont nombreux : le savoir-nager, le bien-être, la nage, la fraîcheur, l’activité physique… Et pour celui qui a mené une enquête prospective avec la ville de Grenoble, c’est clair : pour beaucoup, un skate park ne vaut pas une piscine. « Il n'a pas grand-chose à voir en termes de pratiques et de publics concernés... Un skatepark, c’est un îlot de chaleur et une pratique assez exclusive pour de jeunes casse-cou. » Bref, même si des pistes sérieuses sont déjà sur la table pour se passer de piscines (dépolluer des plans d’eau naturels, annexer des bassins aux cours d’eau existants, etc.), la transformation de nos bassins obsolètes en bowls de skate ne semble pas pour demain. Mais le jour où ça arrivera, souvenez-vous : vous l’aurez lu ici en premier.

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