Le futur ne fait plus rêver grand monde, de nos jours. L’imaginaire « futuriste » est toujours là, mais il paraît de plus en plus daté : c’est éternellement la conquête spatiale et les voitures volantes, les robots humanoïdes et les mégapoles hypervitrées. Comme si on était condamnés à vivre avec pour seul horizon les rêves de gosses des générations précédentes.
Notre seule autre vision de l’avenir, c’est l’apocalypse, avec ou sans zombies. Dans (attention spoilers) la série Paradise, actuellement sur Disney+, le président des États-Unis et son staff doivent se réfugier dans une sorte d’immense bunker abritant une ville entière. Et bizarrement, cette cité artificielle ressemble trait pour trait à une banlieue américaine cossue, avec grosses voitures, pelouses manucurées et centre-ville pittoresque. C’était pareil dans (attention re-spoilers) le film Interstellar : l’humanité lancée à la conquête du cosmos dans de gigantesques vaisseaux spatiaux ne peut apparemment que reproduire une petite ville tranquille quand elle a l’occasion de construire l’habitat de ses rêves. Dans les deux cas, le mode de vie rêvé de la classe moyenne est érigé en utopie indépassable, que la technologie va permettre de perpétuer.
Et voilà comment on se retrouve coincés dans un éternel présent qui tourne à vide, guidés par la quête d’un « progrès » qui se résume, en pratique, à une aliexpressification du monde — tous les objets ont une petite batterie et un moteur, des diodes et une connexion réseau. Tout ce qui s’écarterait de ce programme est voué au chaos, voire aux invasions de zombies. Comment sortir de l’impasse ?
Traditionnellement fers de lance de l’invention du futur, les écrivains de SF ne sont pas restés complètement bras croisés face à la faillite des imaginaires. En 2011 déjà, le pionnier du cyberpunk Neal Stephenson avait lancé le projet Hieroglyph, invitant une vingtaine d’auteurs à retrouver la créativité de « l’âge d’or » de la SF. C’est un peu avec la même idée qu’en 2020, l’armée française avait annoncé la création d’une Red Team Défense, un groupe d’écrivains et de scénaristes chargés d’imaginer des futurs alternatifs pour tirer les militaires de leurs habitudes de pensée. Plus récemment encore, l’écrivain Kim Stanley Robinson a imaginé Le Ministère du futur, un livre dont Society nous apprenait cet hiver qu’il mettait d’accord Thomas Piketty, Bill Gates et le Dalaï-Lama. Le ministère du futur serait « la meilleure feuille de route pour éviter la catastrophe » : l’union des technocrates de tous les pays et de PDG visionnaires pour éviter l’apocalypse climatique.
À la lecture du résultat de tous ces projets, on est surtout frappé par leur peu d’ambition. Pour la publication de l’anthologie de science-fiction du projet Hieroglyph, en 2014, Neal Stephenson déclarait que ce qui nous faisait le plus défaut, pour inventer l’avenir, c’était des PDG visionnaires et éclairés. Il s’est depuis recasé comme consultant chez Magic Leap. Les quelques scénarios que la Red Team Défense a été autorisée à dévoiler manquent cruellement d’imagination, eux aussi. Le métavers et les implants cérébraux comme menace du futur ? Au lieu de franchir « le mur de l’imaginaire », la Red Team est restée prisonnière de l’imaginaire techniciste de la Silicon Valley et de sa communication. Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson, lui, n’a pas d’autre projet que de réenchanter les institutions telles qu’elles sont, quand bien même elles nous auraient menés dans l’impasse actuelle, parce qu’il serait déraisonnable d’imaginer quoi que ce soit d’autre, vu l’urgence de la situation.
Au fond, sous couvert d’inventer le futur, tout ce petit monde partage le même objectif : perpétuer à tout prix quelque chose qui ressemblerait au présent tel que nous nous le représentons – en général sous la forme d’une banlieue proprette et prospère. Pas question de voir que ce mode de vie idéalisé n’est déjà pas la réalité de tout le monde, et que ça ne va pas aller en s'arrangeant. L’essentiel c’est de préserver notre idée du confort.
Au fond, on sait bien ce que promet le futur. Globalement, il est déjà là : le fascisme qui rôde, le spectre de la guerre qui plane, le chaos climatique qui menace. Évidemment, on n’a pas trop envie d’y penser.
Or c’est précisément là qu’on aurait besoin de gens capables de faire un effort d’imagination, de regarder le futur en face et de rêver quand même. Donc peut-être qu’au lieu de payer des auteurs de SF à anticiper les risques qui pourraient menacer le statu quo, on devrait leur demander d’imaginer les risques qu’il nous faudra prendre, plutôt que de serrer les dents en espérant qu’on sera les derniers admis dans le bunker.
C’est ça, la solar team : de gens capables de voir que la fin d’Amazon Prime ne sera pas la fin du monde. Des visionnaires qui nous arracheront à un présent calcifié pour nous montrer le chemin de l’avenir. Qui arriveront à penser l’utopie malgré la disparition des glaciers et des capsules Nespresso, la fin du gulf stream et des chips goût cheeseburger. Qui nous feront voir un futur où la meilleure machine n’est pas celle qui va un peu plus vite que celle de l’an dernier, mais celle qu’on pourra réparer éternellement.
On veut des choses très simples, au fond. On veut des villes vivables et des campagnes vivantes. On veut remplacer la métropolisation par le municipalisme. On veut des dirigeables. On veut réaliser qu’il y a bien assez pour tout le monde. On veut transformer les parkings souterrains en fermes urbaines et les gendarmeries en guinguettes. On veut pas la survie, on veut la fête. Et tant mieux s’il y a toujours des chips goût cheeseburger, mais sinon, c’est peut-être pas le plus grave.