Paris, 2005. Dans un internet 2.0 encore balbutiant, Pierre Sautarel, enfant des Buttes Chaumont et d’anciens soixante-huitards, crée le personnage François Desouche, un pseudo-blogueur-franco-français-pur-sang qui partage ses aventures parisiennes sur le web. Très vite, le journal intime vire à l’outil politique : François Desouche devient Fdesouche, un site d’actualité réac’ identitaire à l’obsession migratoire. Parmi ses fervents contributeurs, Damien Rieu, cofondateur de Génération Identitaire. Et parmi ses fidèles lecteurs, Marine Le Pen et Elisabeth Lévy. La magie de la propagande opère : dans son sillage se crée TV Liberté, une web télé en résistance contre les médias mainstreams, qui compte près de 800 000 abonnés sur YouTube. La chaîne s’appuie sur pléthore de personnalités complotistes, nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Les commentaires sont quasi unanimes : « c’est beau de voir des journalistes qui ne sont pas de gauche ».
Premiers sur « la toile »
« Les extrêmes droites ont très tôt anticipé le changement à venir, et se sont très vite intéressés à internet et les réseaux sociaux, explique Alain Chevarin, spécialiste de l’extrême droite. Ils ont clairement été en avance sur les autres partis politiques ». Pour preuve, le Rassemblement National est le premier parti à créer son site internet, en 1996. Pour cet ancien enseignant, auteur de Avant les Fake News : L’emprise des extrêmes droites sur le net, l’objectif de l’extrême droite est de prendre possession d’un moyen de communication sans intermédiaire avec son public, elle qui est difficilement invitée dans les grands médias. « L’énorme avantage des réseaux sociaux, c’est qu’on peut participer en échangeant, même si on n’est pas ouvertement militant. Ça donne à tout le monde l’impression de faire partie d’une réflexion, même si on subit en réalité une propagande ». C’est le cas des blogs jeuxvideos.com ou Blabla 18-25, dont les espaces de discussions sont vite envahis de commentaires complotistes, racistes ou misogynes.
Profession : influenceur facho
Aujourd’hui, la sphère d’influence de l’extrême-droite sur Internet a diversifié ses angles d’attaque. Au premier rang, ceux qui jouent la carte « discours frontal » comme les youtubeurs Papacito ou Le Raptor. Le premier, crâne rasé et grosse barbe, a récemment publié une vidéo dans laquelle il organise une série de tirs sur un mannequin, pour apprendre à ses abonnés à « exécuter » un « gauchiste ». Le deuxième a posté, en septembre 2024, une vidéo climatosceptique intitulée « Le réchauffement climatique : décryptage d’une arnaque mondiale », dans laquelle l’augmentation de la pauvreté et la dépendance renforcée à la Chine sont les résultats de la transition écologique. En 24 heures, la vidéo cumulait plus de 300 000 vues. Sur les devant de la scène, on retrouve aussi Thaïs d’Escufon, une militante Reconquête connue pour ses tweets polémiques, ancienne porte-parole de Génération Identitaire, ou Alice Cordier, porte-parole du mouvement « féministe » identitaire Nemesis, qui tient de son côté une communication exclusivement centrée sur la menace de l’immigration – responsable selon elle des violences envers les femmes. Sans oublier bien-sûr le président du RN Jordan Bardella, qui a fait une ascension fulgurante sur TikTok entre mars et juin 2024, à tel point que de nombreux·ses commentateur·ices y ont vu la raison de son boum dans les urnes.
« Pop fascisme »
Juste derrière suit la « pop culture » sauce faf : une bonne recette pour s’insérer dans un vivier de références communes avec leur audience, et d’assurer la viralité de leur contenu. « Les mots de l’extrême droite, et par là ses obsessions racistes, ont envahi les débats politique et médiatique grâce à un intense combat mené par la fachosphère et ses troufions sur Internet », résument les deux journalistes Maxime Macé et Pierre Plottu en quatrième de couverture de leur livre Pop Fascisme, Comment l'extrême droite à gagné la bataille culturelle sur Internet. La pilule rouge de Matrix, par exemple, est très souvent utilisée pour illustrer l’éveil qu’apporteraient les discours réactionnaires. Cet imaginaire a été massivement partagé aux États-Unis, dans les mouvances 4chan ou QAnon, qui soutiennent largement un Donald Trump venu réveiller l’Amérique. Même son de cloche du côté de Pepe the Frog, une grenouille verte au corps d’ado apparue en 2005 de manière anodine, récupérée par l’alt-right américaine – jusqu’à devenir la profil pic d’Elon Musk. Plus récemment, ce sont les dragons célestes du manga One Piece, personnages riches et puissants qui cultivent l’entre-soi, qui ont été détournés pour représenter les personnes juives dans les sphères antisémites. Du côté des « granola nazis », ces femmes influenceuses « tradition et race blanche », ce sont les folklores des régions germaniques et nordiques, comme la fête de Yule, qui sont revisitées façon écologie fasciste du Troisième Reich – supplément religion pan aryenne et ésotérisme racial.
Des réseaux aux plateaux
Toutes ces mouvances ont un impact en dehors d’internet : en mai 2021, Victor Marchais, ancien militant néonazi et ami de Papacito, est invité dans l’émission « Touche pas à mon poste ». Présenté comme un simple sportif amateur de viande, le Youtubeur déroule son discours sans embûche, sous l’œil rieur du public et des chroniqueurs. Dans les loges de C8, il aurait presque pu croiser Thaïs d’Escufon, invitée sur la chaîne pour l’émission « On marche sur la tête », aussi présentée par Cyril Hanouna. Non loin de là, Alice Cordier intervient régulièrement sur CNews. Pour Alain Chevarin, la stratégie ne date pas d’hier : « c’est Dominique Venner [essayiste et militant français d’extrême droite, ndlr] qui a commencé à dire qu’il fallait se centrer sur la civilisation : “lorsqu’on aura réussi à faire passer notre vision du monde, le pouvoir tombera tout seul, car la majorité de la population ne sera pas politisée, mais d’accord avec nous”. »
Alors, que faire ? Les élections législatives précipitées de 2024 ont montré une chose : malgré ce pop fascisme et les TikTok de Jordan Bardella, le RN n’a pas encore gagné les urnes. Et les progressistes sont encore capables de se mobiliser. « Il est très difficile d’avoir une vraie discussion et de faire appel à la raison sur les réseaux sociaux, explique Alain Chevarin. Ceux qui ont été séduits ont été convaincus sur le plan émotionnel ». Dans le chaos du mois de juin 2024, une résistance plurielle à l’extrême droite émerge enfin de l’ombre. En plein Euro de football, les Bleus Marcus Thuram et Ousmane Dembélé prennent position contre l’extrême droite. Les tops influenceur·ses du Youtube Français Squeezie et Léna Situations aussi. Mi-juin, plus de 300 personnalités d’internet ont fait front dans une tribune commune, « L’heure n’est plus à la neutralité », à l’initiative du collectif Stream Populaire et du SEED (Le Stream Emmerde l’Extrême Droite).
Ailleurs, le contenu mêle militantisme et influence, à l’image des tiktokeuses lifestyle Coco Paillette, Dairing Tia, Emockage ou Sally. Entre deux shows de Fashion Week, un tutoriel make-up et un matcha, les posts s’amoncellent pour dénoncer le danger que représente le RN. Sur la plateforme Twitch, les émissions des steamers Dany et Raz cumulent des milliers de vues, entre humour internet et commentaires des déclarations politiques. Pour Coco Paillette, créatrice de contenu lifestyle et pop sur Tiktok, la dissolution de l’Assemblée nationale a été un déclic pour commencer à parler de politique : « Je me suis dit qu’il fallait que je profite d’être un petit peu suivie pour en parler, je n’avais pas envie de faire comme si de rien n’était », explique-t-elle. Un peu partout, des campagnes de terrain s’organisent. L’émission politique Back Seat, présentée par Jean Massiet, s’empare des codes des plateaux télévisés sur Twitch et Youtube et invite politiques, militants et journalistes.
À leur côté, des émulsions comme SwiftiesforFrontPopulaire, lancé par les fans de Taylor Swift en France, ou encore KpopStanForFrontPopulaire par les fans de k-pop. Le NFP est alors redécoré en icône pop, à coup de paillettes, de filtres roses et de chansons tendances. Une mobilisation inédite pour des communautés pareilles. « Pour moi, toutes les formes sont importantes, conclut Coco Paillette. Il y a vraiment un truc à jouer sur les différentes façons d’apporter du contenu ».
Sur la toile, les gauchistes haïs par Papacito multiplient les memes et les montages des personnalités du Nouveau Front Populaire. Opération : rendre la gauche sexy et attrayante, et surtout faire barrage au RN. « Quelqu’un à gauche devrait créer un Discord dans lequel on met tous les monteurs indépendants qui sont chauds pour noyer les réseaux d’edit de nos candidats, publie sur X, Tahzio, chroniqueur sur la radio Mouv’, le 10 juin. Si Bardella passe comme ça, on doit aussi jouer ce jeu, hein ». Le lendemain matin, sa publication a rassemblé plusieurs milliers de likes. Trois jours plus tard, il lance avec l’influenceur politique Benjamin Gault un serveur Discord intitulé « La Gauche d’Internet », sur lequel convergent rapidement plus de 3 000 volontaires. « On a toujours produit des contenus à gauche, mais qui n'étaient pas forcément dans les codes de la culture internet de la viralité, nous explique-t-il. Là, le but, c'était vraiment d'aller là-dedans, et de créer une sorte de ferme à contenus de ce genre ».
Et ça prend : pendant un mois, le serveur bouillonne et crache des centaines de contenus à potentiel viral : memes, vidéos lol, mais aussi des edits, ces montages en mode « fan culture » dédiés aux personnalités politiques, devenus pendant la campagne l’équivalent du nouveau tract politique. « Il faut voir tout ça comme un entonnoir. On commence par créer de la désirabilité, ensuite de l'éveil politique et enfin, tu parles en profondeur sur la conviction pure », détaille Tahzio. La « ferme de contenus » développe aussi des sides projects, comme la création de stickers à coller dans les rues, le déterrage de vidéos à charge sur les candidats d’extrême droite ou un bot capable de bloquer automatiquement la visibilité de certains comptes politiques.
Fort de cette expérience d’engagement politique, les personnalités d’Internet sont-elles aujourd’hui plus enclines à se mobiliser pour faire grandir la gauche face à la progression du fascisme ? Si on peut l’espérer, Tahzio relève tout de même quelques limites : « Si l’extrême droite est si performante sur Internet, c’est parce qu’ils sont extrêmement structurés, mais surtout, ils ne se tirent pas dans les pattes, ils sont tous en mode : “Ouais, toi, ce que tu fais, c'est génial. Vas-y, mec, sois raciste. On va être raciste tous ensemble”. À gauche, à l’inverse, a un gros problème de structuration : la lutte est très intellectualisée, et finalement on passe plus de temps à débattre sur la méthode du militantisme plutôt qu'à mettre des choses en place. ». Allez, ça vous dit, on se le note ? Comme ça, la prochaine fois, on se dit : “Ouais, toi, ce que tu fais, c'est génial. Vas-y, mec, sois humaniste. On va être humanistes tous ensemble”.