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Au départ, trois ingrédients : des bières, un local et des instruments. Nous sommes en 2017, l’air moite sent le Flanby, le vieil argent de Rothschild et Kadhafi. Au milieu de l’apathie naît Foune Curry, un groupe radical exclusivement féminin de saxo-punk, « couverture surprise fourrée dans un bar à tabac » en prime. « Notre envie première, c’était surtout de traîner ensemble, confie le groupe. C’est sorti de ce qui est au plus profond de nos tripes, sans artifices ». Comme elles, le punk semble rejaillir de l’arrière-scène, des manifestations antifascistes lors des élections européennes aux squats anarchistes en Grèce, en passant par les camions de la CGT. Si les cassettes gravées à l’arrache ont laissé place aux vidéos anti-Bardella sur Tiktok, le message est le même : la jeunesse emmerde toujours le Front National. Aujourd’hui, ils s’appellent Foune Curry, mais aussi Krav Boca, King Kong Meuf, Vulves Assassines ou Taqbir. Et s’il était temps de hurler à nouveau tous ensemble ? Après tout, le punk a toujours été le doigt d’honneur musical à une époque puante.
Milieu des années 1970. L’Occident est en crise politique et économique, noyé par un choc pétrolier d’envergure, doigt d’honneur des pays arabes producteurs de pétrole aux armes américaines à destination d’Israël. Alors que le lustre des années post-guerre se teinte de gris, le punk se constitue comme un mouvement culturel contestataire global, avec pour plastron la musique. Véritable pied de nez au rock institutionnalisé, il se lève contre la société conservatrice et le chômage de masse. Très vite, les sons néandertaliens de MC5, Iggy Pop ou The New York Dolls plaisent à une génération désabusée. Outre-Manche, The Sex Pistols se crée de toutes pièces, « No Futur » pour drapeau, dans une Angleterre thatchérienne en crise.
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En parallèle, la scène rock britannique envoie valser les violents propos racistes d’Eric Clapton – qui hurle sur la scène de l’Odeon Theatre de Birmingham : « Dégageons les négros. Dégageons les bamboulas. Keep Britain white ! » – et les déclarations controversées de David Bowie – qui confie à Playboy que « Adolf Hitler était l’une des premières rock stars ». Naît alors Rock Against Racism, un mouvement social et culturel créé en collaboration avec l’Anti-Nazi League, contre le racisme et l’extrême-droite. Partout, des bulles de résistances musicales crades se créent et contaminent tout l’Occident.
« Le punk conteste aussi le mouvement hippie : c’est l’échec du power of love et des communautés en exils à la campagne », explique Luc Robène, historien et co-fondateur du projet « Punk in not dead ». Tourné dans la ville pour la ville, le punk encense alors la fin du monde, et la pollution qui va avec face aux rêves peu réalisés de parents feu idéalistes. Une deuxième génération de punk apparaît, prête à déboulonner la société : le hardcore de Black Flag et Dead Kennedys lutte contre le conformisme et la répression policière, tandis que l’anarcho-punk de Crass s’attaque au capitalisme et à l’armement nucléaire. Les excès d’une société industrielle à la consommation exacerbée sont envoyés à la poubelle. Aux côtés de Rock Against Racism, des groupes de Oi! punk de gauche comme les Sham 69 reflètent la colère des classes ouvrières face à Thatcher.
« Dans les années 1990, le punk s’exporte, avec des problématiques beaucoup plus douloureuses, parce qu’être punk en Afghanistan ou en Indonésie, ce n’est pas vraiment pareil qu’être punk sous Mitterrand »
Né en 1974, l’artiste Arnaud Le Gouëfflec, co-auteur de la BD Vivre libre ou mourir. Punk et rock alternatif en France, se rappelle d’une jeunesse baignée de cet esprit contestataire : « Un jour, j’ai vu deux types s’échanger une cassette dans la cour de récré du collège, c’était le Concerto pour détraqués, deuxième album des Béruriers Noirs ». On est alors en 1985 : face à la lourde déception d’une realpolitik mitterrandienne et la montée du Front National, la résistance s’organise. Pour Arnaud Le Gouëfflec, la scène punk est un miroir de la situation sociale et politique en France : « Elle réagit au retour de Chirac et de la droite au pouvoir, à l'arrivée de Charles Pasqua à l'intérieur, à la mort de Malik Oussekine ». Car du punk ne sort pas que de la musique, mais un état d’esprit à se soulever en toute autonomie. C’est le cas d’Act’up en 1989, mais aussi des mouvements antispécistes « Stop Gavage », qui donneront L214. Pour Luc Robène, ce militantisme provocateur « naît d’une culture de la radicalité et de l’expression du punk qui se transforme et qui a du sens ».
Alors que les années 1990 connaissent des canicules monstres, la radicalité d’une tranche du punk fond comme de la glace : le pop punk de Green Day et The Offspring fait son apparition. En parallèle, la scène DIY (Do It Yourself) et les Riot Grrrl à la Bikini Kill embrassent un punk résolument tricoté main et féministe, face au sexisme et l’industrie musicale. Au-delà de l’Occident, le mouvement s’exporte et contamine les révolutions et les résistances d’une jeunesse racisée, musulmane ou asiatique. « Dans les années 1990, le punk s’exporte, avec des problématiques beaucoup plus douloureuses, parce qu’être punk en Afghanistan ou en Indonésie, ce n’est pas vraiment pareil qu’être punk sous Mitterrand », souligne la musicologue Solveig Serre, du projet « Punk is not dead ». Des sous-cultures comme le taqwacore, contraction de punk hardcore et de taqwa - « piété » - émergent alors. Sur la scène britannique, des groupes comme Fun-Da-Mental et Asian Dub Fondation solidifient une première génération punk musulmane.
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« Il n’y a pas une résurgence du punk dans les années 2010, mais une continuité de la scène dépendante des années 2000, analyse Luc Robène. Le punk doit sa pérennité à sa capacité à se réinventer avec chaque génération ». À celle des années 2000, le numérique lui colle à la peau autant que le néolibéralisme et la guerre l’exaspèrent. Alors que tout est à portée de main, la nouvelle génération se saisit du DIY comme étendard résolument politique. À l’image de Krav Boca, un groupe de rap-punk créé en 2014 dans le sud de la France. Un mélange français, grec et marocain qui se construit sur les routes d’Europe. « On a senti qu’il y avait une énergie du faire soi-même dans le punk, explique le groupe. On a cherché à mettre du sens dans nos vies et à apporter un peu plus de radicalité avec la musique ».
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Même son de cloche chez Vulves Assassines, un groupe exclusivement féminin créé un an plus tôt : « La musique on aime bien ça, mais si ça raconte rien, on préfère faire autre chose. On est marxistes et on est féministes, donc notre musique l’est aussi. On aurait tout aussi bien pu écrire des tracts ou faire des meeting politiques ». Derrière ces nouvelles scènes se cachent l’ombre des Béru, de Manu Chao ou de Jean Ferrat. Et dans les grosses caisses, tous crient leur liberté et leur rage. « Il faut occuper l’espace et amener d’autres paroles, pousse Krav Boca. Les réseaux sont trustés par l’extrême droite, c’est important de créer sa propagande ».
Entre cris gutturaux, instruments traditionnels et contemporains, le punk s’internationalise – de l’Amérique latine à l’Asie, Afrique stop obligé. La lutte contre les oppressions locales se mêle aux mouvements LGBTQ+, féministes et antiracistes : l’esprit punk est toujours une révolte contre l’ordre établi. Comme les Downtown Boys, un groupe latino-américain qui utilise sa musique pour décoloniser les esprits. Le groupe dénonce la suprématie blanche et l’aliénation de sa communauté par le capitalisme américain : « Il s’agit de prendre tout type d’espace et de comprendre comment l’utiliser pour affronter toute structure de pouvoir », explique le groupe au média Refinery29. En Russie, Pussy Riot utilise le punk comme une arme contre la répression de Poutine. Du côté du groupe nord-africain Taqbir, on prône le « Ni Dieu ni Maître » face à deux faces d’un même système patriarcal, systémique et religieux. Sur scène, le visage masqué de la chanteuse du groupe crie sa vengeance de l’autorité du père, du grand frère, de la religion ou du politiquement correct. « Tant pis si on me traite de fille impure, de pute, d’islamophobe ou de nazi », confiait la jeune femme à Vice en 2023.
Car de 1975 à 2025, le message du punk est toujours le même : liberté. Pour les Foune Curry, la résistance doit s’opérer à l’échelle humaine. Le punk n’est ni là pour sauver le monde, ni pour aider à résister. Loin d’un marketing anticonformiste peuplé de sherpas Patagonia à 100 balles, « le punk c’est Joe la clodo », déclare le groupe. Pour elles, pas de doute : « la seule chose qu'on pourrait tirer du "punk" en tant que concept, ce serait une sphère, sans pudeur, où personne ne donne de leçons de conscience. Une petite bière. De la sueur. Les idées qui explosent ».