Enquête
19.11.2025
Par
Lauren Boudard
Nous sommes en 2025. À une demi-heure de Jérusalem, un village d’irréductibles pacifistes résiste à la guerre. Depuis plus de cinquante ans, Israéliens et Palestiniens y vivent en paix, parlent deux langues et partagent un idéal commun. Par Toutatis ! C’est donc possible ?

Au détour d’une route qui serpente entre Tel-Aviv et Jérusalem, une pancarte en hébreu et en arabe annonce un lieu intrigant : Neve Shalom - Wahat as Salam. Traduction littérale : « oasis de paix ». Une cinquantaine de maisons proprettes, une école, quelques SUV dessinent une sorte de Wisteria Lane bordée d’oliviers. Depuis les années 1970, des familles juives et arabes palestiniennes (musulmanes ou catholiques) ont choisi d’y vivre, ensemble. Et de démontrer qu’un autre futur est possible : la preuve, il existe déjà.

L’utopie a la peau dure

« Très souvent, nous ne sommes pas d'accord. Et très souvent, on s’engueule sur plein de sujets » amorce d’emblée Ariella, habitante juive israélienne du village et élue au comité local. « Mais on s’engage toujours à trouver une solution qui convienne à tout le monde ». Professeure de psychologie sociale à l'université, Ariella vit à Neve Shalom - Wahat as Salam depuis quarante-cinq ans, et continue, indéboulonnable, de croire à la paix.

Jamais pourtant l’utopie n’avait paru si fragile. Dans un pays où le Premier ministre Benjamin Netanyahu, poursuivi par la Cour Pénale internationale pour « crime contre l’humanité », prône l'expulsion des Arabes « déloyaux » d'Israël, le simple fait que Neve Shalom - Wahat as Salam tienne encore debout relève du miracle. « C'est la période la plus dangereuse de l'histoire d'Israël et du conflit israélo-palestinien » précise Samah, Palestinienne de 48 ans, installée au village avec son mari et ses trois enfants depuis vingt-cinq ans. C’est aussi une période où la paix ne récolte pas franchement les vivats : « L’opinion publique en Israël ne nous porte pas dans son cœur. Il y a quelques années, je n’aurais jamais cru qu’on puisse en vouloir à des militants pour la paix. Mais depuis la guerre, le mot “paix” est devenu une insulte. C'est comme si vous étiez contre Israël. Si vous êtes pour la paix, vous êtes un terroriste, vous êtes antisémite, vous êtes extrémiste. » explique-t-elle. 

Rester fidèle à la paix, quand l’air est saturé de slogans guerriers et que les voix dominantes scandent partout qu’il faut vaincre à tout prix, c’est accepter d’être pris pour un dérangé. Ariella, qui enseigne au nord de Tel-Aviv, en sourit presque : « Nos amis et nos proches pensent que nous sommes fous de choisir de continuer à vivre ensemble. Mais s'il existe une solution, elle doit tenir compte des besoins des deux nations. Et je pense que nous sommes sur la bonne voie, même si les autres pensent qu’on a perdu la tête. » 

À Neve Shalom - Wahat as Salam, la guerre se joue aussi sur le terrain invisible des récits. Ariella le constate : « Les Palestiniens et les Juifs sont exposés à des médias très différents, ils reçoivent des informations différentes sur ce qui se passe. Nous avons donc des perceptions différentes de la réalité.» Alors comment continuer de vivre ensemble, quand on vit dans des réalités qui se contredisent ? La réponse, au village, est toujours la même : parler, encore et encore. « Depuis les attaques du 7 octobre, nous avons engagé un dialogue continu au sein de la communauté, Palestiniens et Juifs séparément et ensemble, pour mettre des mots sur ce que nous vivons » raconte-t-elle. Car il n’y a pas d’alternative. À Neve Shalom - Wahat as Salam, la paix n’est pas une utopie, c’est une stratégie de survie.

Un prêtre, une colline et un vieux bus

Comment donc cet oasis pour la paix a-t-il pu surgir au milieu du chaos ? L’histoire commence avec un personnage improbable, Bruno Hussar, né au Caire dans une famille juive, réfugié en France au moment de l’Occupation, ordonné plus tard prêtre dominicain. Profondément marqué par la guerre des Six Jours, il décide de matérialiser une idée qui l’obsède : créer au cœur d’Israël un lieu où Juifs et Arabes ne seraient pas condamnés à s’affronter mais pourraient, au contraire, apprendre à se connaître. Une sorte de modèle réduit d’un avenir où les deux peuples partageraient une même terre, plutôt que de se la disputer. En 1972, il obtient un lopin de colline aride prêté par les moines trappistes de l’abbaye de Latroun, y gare un vieux bus qu’il transforme en logement spartiate, et commence à convaincre quelques familles de venir s’installer. Pour une fois, on allait essayer autre chose que la guerre.

Le nom choisi, Neve Shalom - Wahat as Salam, « Oasis de paix » en hébreu et en arabe, est emprunté au prophète Isaïe : « Mon peuple demeurera dans une oasis de paix. » Après plusieurs années, la communauté prend forme, toujours organisée à parts égales entre familles juives israéliennes et palestiniennes. En 1979, une école bilingue est créée, ouverte aussi aux enfants des villages alentour, où l’on enseigne l’arabe et l’hébreu côte à côte. Côté religion, le village choisit de n’ériger aucun bâtiment sacré : ni temple, ni mosquée, ni église, même si de nombreux habitants s'identifient comme juifs, musulmans ou chrétiens. À la place, un centre neutre où chacun est libre de pratiquer sa religion. La vie quotidienne, elle, s’organise sur des bases démocratiques. Chaque année, la communauté élit son secrétaire et son secrétariat, indépendamment de tout parti politique, et ce sont les assemblées générales qui, à force de discussions parfois interminables, tranchent les décisions collectives. Une démocratie patiente, exigeante, et pensée pour durer : où est le loup ?

À hauteur d’enfants

À Neve Shalom - Wahat As Salam, l’utopie commence sur les bancs de l’école. Les enfants grandissent ensemble, et étudient un programme bilingue arabe-hébreu, deux colonnes dans le même cahier. Tout le projet éducatif tient dans un pari simple : enseigner la connaissance de l’autre comme on enseignerait les maths ou la philo, une matière comme les autres avec ses devoirs et ses révisions. Mais même ce projet n’est pas imperméable aux secousses de la guerre: « Dans la même classe, il y a des enfants traumatisés : des Israéliens qui ont perdu des êtres chers le 7 octobre ou dont le père est à l'armée, et des enfants palestiniens qui ont de la famille à Gaza ». Comment alors gérer cette complexité ? Comme d’habitude au village, tout passe par le dialogue : « Nous faisons ce que nous faisons le mieux : en parler, ouvrir un espace de dialogue, choisir la terminologie pour respecter et comprendre les sentiments de chacun » explique Samah.

Elle, justement, sait ce que ça change, une enfance partagée. Fille de réfugiés de 1948, élevée dans le nord d’Israël après que sa famille a tout perdu, elle entre à l’université hébraïque et découvre de plein fouet l’asymétrie des récits : « À l'université hébraïque, j'ai rencontré mes premiers camarades juifs. Cela a été un choc à bien des égards, car j'en savais beaucoup sur eux. Je connaissais tout sur l'Holocauste et le récit sioniste. Mais mes camarades juifs, eux, ne savaient rien de mon histoire. Ils ne connaissaient pas ma foi, ma tradition. Rien. » Alors quand, en 2000, elle entend parler d’un village où Juifs et Arabes envoient leurs enfants dans la même école, elle n’hésite pas : « Je me dis, on ne va pas seulement inscrire nos enfants dans cette école, on va déménager dans ce village. »

L’armée, fracture intime

Sauf que l’école a une fin. Après le primaire, les enfants quittent le village pour rejoindre les collèges et lycées alentour. Puis vient l’âge de l’armée, et là, fracture. À dix-huit ans, les jeunes juifs israéliens doivent passer sous l’uniforme, le service militaire étant obligatoire pour les filles comme pour les garçons. Refuser de le faire, c’est accepter de passer par la case prison, tandis que les Palestiniens citoyens d’Israël, eux, en sont exemptés. À Neve Shalom - Wahat as Salam, ce moment fissure la communauté. Des adolescents qui ont grandi ensemble, appris l’arabe et l’hébreu dans la même classe, se retrouvent face à une décision impossible. Certains refusent l’armée, au nom de la paix, et assument la sanction, quand d’autres s’engagent, convaincus d’avoir une responsabilité envers leur peuple. « C'est un dilemme sérieux, et cela peut affecter des amitiés. Mais c’est une décision personnelle, ce n'est pas une décision de la communauté » résume Ariella. 

La question a secoué le village comme jamais dans les années 90, au moment de la mort de Tom, un jeune homme du village tombé sous l’uniforme de Tsahal. Ailleurs en Israël, Tom aurait été enterré avec les honneurs militaires, mais comment rendre hommage à un soldat dans un lieu dédié à la paix ? Alors que sa famille souhaitait rebaptiser le terrain de basket du village, où il passait beaucoup de temps, à son nom, d'autres habitants, principalement palestiniens, y voyaient quant à eux un symbole insupportable, considérant Tom comme un soldat participant activement à l'oppression de leur peuple. Après deux ans de débats, la communauté finit par trancher : on apposera une plaque sobre sur le terrain de basket, rappelant qu’il est « un enfant de paix tué à la guerre ». Le compromis, toujours.

On y croit

Depuis ses débuts, le village vit comme il peut avec ses tensions internes, mais sa plus grande menace vient de l’extérieur. En 2012, le village est la cible de graffitis haineux, et des habitants retrouvent des tags « Mort aux Arabes » sur leurs voitures. En novembre 2020, plus grave : un incendie criminel détruit la bibliothèque du village et ravage une partie de l’École pour la paix, un centre où se tenaient depuis des années des rencontres entre jeunes Israéliens et Palestiniens de Cisjordanie. Malgré le choc, les habitants reconstruisent tout, convaincus que tenir debout est un acte politique en soi. Aujourd’hui dans un contexte plus tendu que jamais, Ariella, Samah, et leurs voisins, continuent d’y croire : « Nous avons toujours été minoritaires. Choisir de vivre ensemble, Palestiniens et Israéliens, Juifs et Arabes, ce n’est pas comme à Ramle ou Haïfa, où Palestiniens et Juifs cohabitent par défaut. Pour nous, vivre ensemble est un choix, explique Ariella. On choisit que nos enfants deviennent bilingues, qu'ils connaissent l'arabe et l'hébreu, qu’ils grandissent ensemble. »

L'entrée "arc en ciel" du playground – Wikimedia Commons

« En tant que village, nous savons depuis 50 ans qu'aucune guerre n'apportera la paix. Il n'y a pas de solution militaire à ce conflit. C'est un consensus. Nous savons que le rêve de vaincre tous les Palestiniens, du fleuve à la mer, n'arrivera pas. Notre programme de paix et d'égalité n'est peut-être pas à l'ordre du jour pour le moment, mais au moins, il existe » complète Samah « Et j'ai le sentiment d'être du bon côté de l'histoire.»  Pourtant, malgré une récente expansion et la construction de de nouveaux logements, le village semble encore désespérément isolé. Pourquoi, depuis cinquante ans, personne n’a-t-il eu la volonté de copier son modèle, si celui-ci fonctionne si bien ? Pourquoi d’autres oasis de paix n’ont-ils pas poussé un peu partout en Israël ? Dans le documentaire Utopi.es paru en 2020, un jeune habitant du village fait le même constat « On ne peut pas convaincre les gens qui sont persuadés d’avoir raison, et je ne pense pas que le rôle de Neve Shalom soit de convaincre. (...) Les gens vivent à travers les histoires, et Neve Shalom, c’est une histoire. En la racontant, on propose un nouveau récit auquel les gens peuvent adhérer. » 

Au fond, que Neve Shalom - Wahat as Salam soit seul au monde, ce n’est donc peut-être pas si grave. Dans ce petit village perché entre Tel-Aviv et Jérusalem, la paix n’est pas une simple expérience de cohabitation : c’est une histoire racontée au reste du monde. Chaque dispute réglée, chaque débat sur la mémoire ou le service militaire, chaque enfant qui apprend à parler l’autre langue, est un pas de plus vers ce que beaucoup jugent impossible. Et depuis plus d’un demi-siècle, tout ça tient.  « Nous sommes la preuve vivante que la paix est possible, et personne ne peut enlever ça à Wahat as Salam - Neve Shalom, résume Samah. L'égalité, la démocratie et la sécurité sans oppression. C'est l'essentiel. » 

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