Analyse
19.11.2025
Par
Alexandre Monnin
Né dans les herbes folles des dunes sauvages d’Écosse, le golf n’a pas toujours été synonyme de greens impeccables et de voiturettes de luxe. Alors plutôt que de l’enterrer, on pourrait aussi renouer avec ses origines…

On dit que le golf est né en 1457. Cette année-là, le roi Jacques II d’Écosse interdit deux jeux jugés trop distrayants : le football… et le  « golf » au prétexte qu’ils détournent les hommes de la pratique du tir à l’arc, arme vitale du royaume. C’est la première fois que le mot « golf » apparaît dans les textes – et l’histoire y voit aussitôt une preuve de vie. Sauf que ce « golf » médiéval n’a peut-être rien à voir avec celui qu’on connaît aujourd’hui. Selon plusieurs historiens, le terme désignait en réalité une galaxie de jeux populaires, à mi-chemin entre le hockey, la choule ou le shinty. Pas de green, pas de règles figées : juste des bâtons, des balles, et des gens qui jouent dehors. Un chaos joyeux. Un sport sans costume. À ses origines, le « golf » n’est donc pas une invention des élites, mais un brouhaha de gestes collectifs, bricolés dans les champs, les ruelles. Un jeu de rien. Un jeu de tout le monde.

La choule (Wikimedia Commons)

Le golf “naît” donc sur les dunes écossaises bordant la mer du Nord : les paysages sont pauvres, balayés par le vent, impropres à l’agriculture mais parfaits pour le jeu. Le terrain n’est pas aménagé, il est parsemé de bosses, de flaques. Dans ce paysage, les premiers joueurs de balle acceptent que le parcours change selon les saisons, les intempéries et les troupeaux qui y paissent.  Ils jouent avec les bosses, les touffes, les vaches. Ils n’ajustent pas le monde à leur geste, ils adaptent leur geste au monde.

Puis vint le basculement.

À partir du XIXe siècle, tout swingue : le golf se gentrifie. Il devient un marqueur social des élites britanniques, puis mondiales. Le modèle écossais est exporté, standardisé, rationalisé. Le 18-trous devient la norme. On draine, on rase, on plante. On aplanit, on arrose, on tond, on pulvérise, on irrigue.  Bref, on modèle le paysage au lieu de le jouer. La logique initiale du jeu est renversée : le sport est désormais une « fabrique d’obstacles », comme le dit la chercheuse Agnès Cibiel au sein du collectif Interstices, auteure d’un travail sur le sujet. Les golfs deviennent des machines écologiques complexes et hautement fragiles. Ils sont soutenus à bout de bras par des infrastructures techniques, des financements publics, des concessions territoriales. Ils deviennent, pour reprendre les mots du chercheur José Halloy, des technologies zombies : ils fonctionnent, mais à contre-temps du monde, déconnectés des conditions écologiques qui les rendaient possibles.

Le jeu du "colf", peinture de Hendrick Avercamp cerca 1620

Un club fermé

Dès 1502, le roi Jacques IV d’Écosse achète des clubs et des balles pour pratiquer le golf autour d’Édimbourg. Il scelle ainsi la promotion du golf au rang d’activité noble, et annonce le tournant aristocratique que prendra ce sport. Ce qui n’était qu’un jeu collectif ancré dans un sol pauvre devient un symbole de prestige, une esthétique de la distance, une occupation du territoire par et pour la performance. 

Le golf n’est plus seulement un loisir : il devient le symbole ou la métonymie du pouvoir – pouvoir de disposer de l’espace, du temps, de l’eau, de l’attention collective. Pouvoir de jouir sans justification. Pouvoir d’exister sans être mis en cause. Il devient aussi un marqueur social, car un usage de la terre qui traduit une certaine vision du monde. Le golf, devenu espace fermé, standardisé, normé, “élitisé”, perd sa force de jeu. Il répète le pouvoir.

La fabrique d’obstacles

Décennies après décennies, le golf bouleverse les paysages en les soumettant à des normes esthétiques et techniques de plus en plus exigeantes : verdure omniprésente, surface tondue rase, greens sans taches, bunkers creusés au cordeau. Pour y parvenir, les adeptes convoquent une quantité de technologies d’entretien coûteuses, intensives en énergie et en intrants chimiques. Les terrains deviennent des écosystèmes artificiels maintenus sous perfusion, à grand renfort d’arrosage, de traitements, et de main-d’œuvre spécialisée. Ce ne sont plus des lieux de jeu dans un environnement donné, mais des machines paysagères.

Petit à petit, le fossé se creuse entre ce loisir élitaire et la réalité écologique commune. Alors que les canicules se répètent, que les nappes baissent, que la biodiversité recule, il est de plus en plus difficile de justifier la maintenance de ces espaces comme s’ils étaient hors du monde. On y joue, littéralement, sur les ruines d’une scène devenue vide. La question n’est donc plus seulement technique. Elle est politique, symbolique, existentielle. Il s’agit de savoir à quoi on joue, sur quelle scène, avec qui, et à quelles conditions. 

La chole, ancêtre du golgf

Rectifier le tir

Dans cette perspective, « rediriger » les golfs vers une pratique plus soutenable n’est pas simplement un enjeu de biodiversité ou d’aménagement. C’est un geste de désymbolisation du pouvoir, de décolonisation des loisirs, de restitution des sols à d’autres usages, d’autres collectifs, d’autres formes de vie. C’est reconfigurer une scène captée par quelques-uns pour en faire une scène commune, ouverte, désarmée et populaire – où d’autres récits peuvent se dire.

Comme le remarque à nouveau Agnès Cibiel, les terrains de golf sont tout sauf vides. Ils concentrent des attachements : de joueurs, de jardiniers, de responsables techniques, d’habitants des alentours, mais aussi de non-humains – oiseaux, amphibiens, insectes, qui ont colonisé les zones moins entretenues, les plans d’eau, les friches en bordure. Ils sont déjà, en creux, des milieux hybrides. Le problème, dès lors, n’est pas tant leur existence (qui, parfois, oppose un délai à l’urbanisation pure et simple) que leur mode d’entretien, leur logique d’exclusion, leur fermeture au vivant.

Back to basics

Une proposition émerge alors : et si l’on organisait une réappropriation ludique, esthétique et expérimentale de ces terrains ? On pourrait imaginer reconvertir des golfs en forêts en croissance, en espaces maraîchers collectifs ou en terrains de jeu écologiques où les règles seraient réécrites à partir du vivant : les arbres devenant des obstacles évolutifs, les herbes folles dictant le rythme du jeu, les saisons redessinant les parcours. Non pour singer la nature, mais pour la laisser reprendre la main – qu’elle se déploie en écosystèmes nourriciers, en paysages de biodiversité ou en scènes ludiques habitées autrement.

Ce geste rappelle ce que nous avons : il s’agit de retrouver une scène ancrée, située, traversée par les contingences. Jouer ne serait plus produire une performance hors sol mais composer avec le déjà-là, épouser ses lenteurs, son rythme, ses récalcitrances, ses surprises.

Un golf redirigé ne serait pas un anti-golf, mais un golf après le golf – un lieu où l’on joue à autre chose, ou peut-être au même jeu mais autrement, dans une forme de devenir-forêt du loisir. Ce pourrait être le nom d’un geste esthétique et politique à la fois : refuser de maintenir à bout de bras une scène morte, pour accueillir la prolifération de scènes vivantes – y compris en acceptant leur caractère provisoire. 

Voir d’autres
articles
Réenchanter
la fin du monde
Le monde s’effondre ? À Climax, on préfère laisser tomber le catalogue des ruines pour rebâtir de nouveaux imaginaires d'avenirs. Vous nous rejoignez pour déprogrammer l'apocalypse ?
Merci de tourner votre appareil
L'expérience du site fonctionne mieux en orientation portrait