
Il y a 17 ans, on connaît déjà le concept de réchauffement climatique (et surtout le fait que ce n’est pas un concept) mais on n’en mesure pas précisément la vitesse. Seule certitude : le Groenland va disparaître un jour. Selon les projections, sa fonte totale se fera aux alentours de 2300 et aura entraîné une hausse du niveau de la mer de 7 mètres – oubliez les vacances à la Baule. Dans cette course inéluctable à la fonte des glaces, on a toutefois remarqué un phénomène étrange : les glaciers du Groenland diminuent plus vite qu’ils ne fondent. C’est-à-dire que leur masse se réduit non pas seulement du fait de la fonte mais aussi d’un glissement des glaciers vers l’océan. Un mécanisme sur lequel on sait peu de chose car nos satellites, aussi performants soient-ils, ne voient pas au travers des glaciers.
C’est dans ce contexte que naît le projet d’une expérience un chouïa farfelue. Plutôt que d’envoyer des sondes – trop coûteuses pour la NASA qui n’a alors que 17 milliards de dollars de budget miskina – les scientifiques optent pour 90 canards en plastique, bien connus pour leur résistance au froid et à l’eau. Chacun est équipé d’un GPS et d’une étiquette avec un court texte explicatif écrit en trois langues (anglais, danois et inuktitut, la langue du coin) mentionnant l’adresse email de la NASA et la promesse d’une juteuse récompense – qui s’avérera finalement de 100 $ – aux bienheureux qui leur restitueront les palmipèdes. Le troupeau de fakes canards est fourré dans des crevasses du glacier Jakobshavn. C’est le plus grand du Groenland, et aussi celui qui fond le plus vite – c’est également le glacier qui a enfanté l’iceberg star du Titanic, ce qui ne change rien mais petite pensée quand même pour Jack et Rose. L’idée des scientifiques : à mesure que les badauds recueillent les canards jaunes atteris dans la baie de Disko, sur la côte occidentale du Groenland, on évalue la vitesse de fonte du glacier, et on met en évidence le mécanisme de disparition de la glace dans l’Arctique ainsi que l'existence (ou non) de courants sous-glaciaires. Paf ! Hélas, l’expérience ne fonctionne pas comme prévu, et les canards ne reviennent pas au bercail. Après toutes ces années, il est d’ailleurs toujours impossible de remettre la main sur les volatiles en PVC et de confirmer (ou infirmer) l’hypothèse selon laquelle l’eau agirait comme un lubrifiant entre la roche et la glace par l’intermédiaire de courants sous-glaciaires. Mais alors… où sont ces fucking canards ?
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Fait étonnant (ou peut-être pas tant que ça, finalement) : dans cette histoire où des scientifiques posent des problèmes farfelus, c’est un artiste qui propose les hypothèses les plus tangibles. En 2010, Frédéric Ferrer, auteur, acteur, et metteur en scène notamment connu pour ses spectacles Apoplexification à l'aide de la râpe à noix de muscade ou encore Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer le réchauffement climatique, se penche sur la question. Géographe de formation, le comédien est habitué à se mettre en scène dans des conférences appelées Cartographies, sortes de TedX zinzins sur le réchauffement climatique et l’Anthropocène.
Dans celui intitulé À la recherche des canards perdus, Fred formule donc des hypothèses sur ce qu’ont bien pu devenir les volatiles de baignoire de la NASA. Sauf que quand on l’appelle pour lui demander « Frédéric, où sont les canards, bon sang ? », il nous répond du tac au tac : « Eh bien c’est simple, soit ils sont dans le glacier, soit ils sont sortis du glacier ». Nous voilà mouchés. En effet, ce sont les deux grandes hypothèses imparables dont découlent des myriades de sous-hypothèses. Parmi celles-ci, il y a bien sûr la possibilité que les canards soient tout simplement coincés dans une des galeries interglaciaires qui véhiculent l’eau de la fonte en la faisant circuler à l’intérieur du glacier. Un premier canard bloqué aurait causé dans son sillage un embouteillage inextricable du reste de sa colonie et nos 90 canards seraient congelés dans un glacier qui ne les libérerait qu’après fonte totale (le plus tard possible on espère). Après tout, comme le note Frédéric dans sa conférence, on a bien retrouvé en 2004 sur les côtes canadiennes des jouets de bain multicolores (déjà !) issus d’une cargaison 29 000 spécimens échoués 12 ans plus tôt à Hong Kong (voir encadré).
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Autre sous-hypothèse : les canards se prélassent tranquilou sur un lac caché. Sous la glace, les eaux créent des cavités et il existe des quantités de lacs complètement isolés du monde, piégés depuis des millions d’années et que l'humanité n'a jamais atteint. Ces lacs pourraient livrer des informations sur la création de la vie sur terre ; mais en attendant, ils accueillent peut-être nos canetons en caoutchouc.
À en croire le fiasco de cette expérience, sur laquelle personne de sensé n’aurait parié un kopeck, on est en droit de se demander si la NASA ne l’a pas un peu cherché. Quel message se cache derrière ces canetons en polyéthylène ? Frédéric Ferrer suspecte deux motivations du côté de la NASA : d’abord, sensibiliser le grand public via une expérience accessible et ludique. Parler des canards perdus pourrait être un prétexte pour parler de la fonte des glaciers. L’autre hypothèse, qui tient plus du soft power, serait que la NASA glisse 90 objets emblématiques de l’impérialisme américain dans les entrailles du plus grand glacier de la planète comme pour y planter un drapeau et légitimer la présence du pays en territoire danois. Après tout, le territoire est aujourd’hui plus que jamais convoité par Trump. Le saura-t-on jamais ? Peu probable, puisque le scientifique à l’origine de cette expérience, Alberto Behar, a trouvé la mort en 2015 dans un crash d’avion de tourisme proche de Los Angeles. Bilan des courses : une expérience dont on ne connaît ni le résultat, ni la motivation, mais dont le récit suffit à nous passionner pour les folles aventures des glaciers.