Analyse
17.11.2025
Par
Millie Servant
Mouvement écolo’ cherche Monty Python. Quand l’actualité vire à la farce, et que le monde marche sur la tête, il est parfois difficile de raisonner les fous. Alors pourquoi ne pas traiter le mal… par l’absurde ?

À force d’être pris pour des cons, n’aurions-nous pas intérêts à le devenir ? La démarche peut sembler loufoque, mais elle est pourtant – et c’est le comble – très sensée. Puisqu’aucun raisonnement intellectuel ne semble parvenir à inverser la trajectoire écocidaire de notre espèce, peut-être faudrait-il se résoudre à traiter le mal par le mal, ou, en l'occurrence, l’absurde par l’absurde. En effet, ce n’est pas tant un ennemi terrifiant contre lequel nous devons résister, mais bien contre les décisions sans queue ni tête prises par notre propre espèce… contre elle-même. 

Jusqu’au milieu des années 1990, l’espoir de nous raisonner nous-mêmes était encore permis. À l’époque, on pensait que l’intelligence de notre population allait croissante : c’était la théorie de l’Effet Flynn, démontrée par un chercheur du même nom. Mais en 2016, patatra : une giga-étude vient prouver que l’Effet Flynn s’est inversé dans au moins sept pays : génération après génération, nous serions donc de plus en plus stupides. Un an après cette étude, Donald Trump devient président de la première puissance mondiale – coïncidence ou pas, on vous laissera juger –, un événement que de nombreux analystes qualifient alors de « réalisation de la prophétie » du film Idiocracy qui racontait en 2006 un monde dans lequel le QI de l’humanité était devenu proche de zéro. Le philosophe français Jean-Louis Vullierme préfère parler de pagliacisme (de pagliaccio, italien pour clown) : pour lui, les pratiques d’un Trump ne tiennent pas du populisme, mais bien de l’ordre d’un théâtre grotesque dans lequel le tyran s’affranchit des convenances. « L’exhibition de signes de ridicule ou d’infamie, mauvais goût, stupidité, grossièreté, etc., normalement de nature à disqualifier quiconque, sont la preuve chez le détenteur du pouvoir suprême qu’il ne dépend d’aucun jugement et peut donc imposer inconditionnellement sa volonté, explique-t-il dans un papier de recherche. C’est en ce sens que l’ubuesque peut devenir le fin du fin du pouvoir dictatorial ». Bon. 

Dans un tel contexte, comment ne pas être tenté, pour le dire trivialement, de jouer aux cons à notre tour ? Après tout, ce ne serait pas la première fois que, dans l’histoire des luttes, des opprimés reprendrait à leur compte les insultes dont ils sont victimes – souvenez-vous de la figure de la « sorcière » chez les écoféministes, ou de celle de la « salope » chez les pros-avortement. Ne resterait donc qu’à choisir notre blase : crétin, cons, zinzins, fous, dégénérés, benêts, imbéciles-heureux… et s’en donner à cœur joie !

Jeu de demain, jeu de zinzins

Absurde ou pas, il faut croire que certains ont déjà eu l’idée de répondre à la bêtise par la bêtise. Fin novembre 2023, les Jeunes Agriculteurs et la FNSEA dévissaient et revissaient à l’envers 800 panneaux d’entrée de ville de 200 communes. But de l’opération : dénoncer leurs conditions de travail. Nom de code : « On marche sur la tête ».

Plus récemment, en mai 2024, un mouvement citoyen émergeait spontanément pour aller déféquer dans la Seine avant la baignade de plusieurs hommes et femmes politiques en vue des JO. Prétexte annoncé : « Ils nous ont plongés dans la m*rde, c’est à leur tour de se plonger dans la nôtre ». Chic. Il n’en fallait en tout cas pas moins pour voir annoncé dans la presse « le retour du caca comme arme révolutionnaire », et émerger de savants calculs comme celui précisant que les habitants de Rouen désireux de participer à l’opération devront faire leur commission 120 heures avant le jour J pour que la Seine, dont le débit moyen est de 2km/h, porte leur projet à destination. Classe. 

Dans une veine moins triviale, le mouvement écologiste semble tout particulièrement se tourner vers des opérations absurdes et incongrues pour attirer l’attention sur sa cause. En avril 2023, le collectif Le Bruit Qui Court créait ainsi un canular géant en annonçant – à grand renfort de faux arrêtés municipaux, lettres d'expropriation, marquage au sol et communiqués de presse – la construction d’un gigantesque pipeline supposé défigurer la France. But de l’opération : dénoncer par l’absurde le projet bien réel de pipeline Eacop de TotalEnergies en Ouganda. En avril 2024, c’était le tour de l’ONG de défense des océans Surfrider, qui profitait d’une nuit pour coller des stickers « sous-Mer » sur les panneaux d’entrée de ville de dizaines de communes côtières – transformant notamment Soulac-sur-Mer en Soulac-sous-Mer. But de l’opération : montrer les conséquences absurdes de notre inaction écologique. On pourrait aussi citer la campagne des Jeunes Écologistes de Toulouse qui, en janvier 2024, transformaient la Place du Capitole en plage, pour s’y prélasser, le temps d’une matinée afin de montrer l’absurdité d’un futur dans lequel Toulouse deviendrait une plage. Et la liste serait encore longue…

Extraits de la vidéo de Surfrider Foundation présentatant l’opération « Sous-mer »

Non-sens, this way

Jusqu’au milieu des années 1990, l’espoir de nous raisonner nous-mêmes était encore permis. À l’époque, on pensait que l’intelligence de notre population allait croissante : c’était la théorie de l’Effet Flynn, démontrée par un chercheur du même nom. Mais en 2016, patatra : une giga-étude vient prouver que l’Effet Flynn s’est inversé dans au moins sept pays : génération après génération, nous serions donc de plus en plus stupides. Un an après cette étude, Donald Trump devient président de la première puissance mondiale – coïncidence ou pas, on vous laissera juger –, un événement que de nombreux analystes qualifient alors de « réalisation de la prophétie » du film Idiocracy qui racontait en 2006 un monde dans lequel le QI de l’humanité était devenu proche de zéro. Le philosophe français Jean-Louis Vullierme préfère parler de pagliacisme (de pagliaccio, italien pour clown) : pour lui, les pratiques d’un Trump ne tiennent pas du populisme, mais bien de l’ordre d’un théâtre grotesque dans lequel le tyran s’affranchit des convenances. « L’exhibition de signes de ridicule ou d’infamie, mauvais goût, stupidité, grossièreté, etc., normalement de nature à disqualifier quiconque, sont la preuve chez le détenteur du pouvoir suprême qu’il ne dépend d’aucun jugement et peut donc imposer inconditionnellement sa volonté, explique-t-il dans un papier de recherche. C’est en ce sens que l’ubuesque peut devenir le fin du fin du pouvoir dictatorial ». Bon. 

En langage informatique, ces événements sont ce qu’on appelle des « glitchs », ou des « bugs » volontaires : des événements anormaux qui n’auraient pas dû survenir, des anomalies passagères. Chacun à leur manière, ils font dérailler le cours normal des événements, et créent un sentiment d’étrangeté chez celui ou celle qui les observe : tiens, un panneau de ville à l’envers ; tiens, des individus en maillot en plein hiver… Parce qu’ils vont à l’encontre de ce que voudrait la raison, ils créent un sentiment d’absurde : en latin « absurdus » signifie « qui sonne faux » (de ab et surdus (sourd)). Ils forcent ainsi l’esprit à marquer une pause, et à réfléchir à l’ordre naturel dans lequel devraient se trouver les choses. Pas si bête, la bêtise ! 

Photo de Beata Bergström de la pièce Ubu Roi d'Alfred Jarry, produite en 1964 par Michael Meschke et scénographiée par Franciszka Themerson.

Ce n’est sûrement pas un hasard si de tels événements surviennent aujourd’hui. En France il y a 100 ans, toute une culture de l’absurde avait déjà vu le jour, comme réponse à l’absurdité de la Première Guerre mondiale. Dans ce mouvement – appelé Dadaïste, puis Surréaliste –, la seule règle, c’était qu’il n’y en avait plus. On faisait de la poésie en découpant des mots au pif dans le journal, on écrivait des textes façon cadavres exquis, et on célébrait l’incongru dans toutes ces formes : cafouillages, répétitions, bruitages, etc. « Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps », expliquait le peintre et cofondateur du mouvement dada Jean Arp en 1940. Tout porte à croire que nous en aurions grand besoin, à notre tour. 

Pour un Néo-néo-dadaïsme ? 

Courant 2020, en pleine saison des confinements, tous les journaux de l’Europe titraient sur l’éventualité de nouvelles années folles. Certains y ont lu l’arrivée d’années d’allégresse (et vu l’actu, ils ont sans doute été déçus) mais ne fallait-il pas mieux y voir le retour du bouillonnement zinzin et politique des années 1920-1930 ? Nous prenons les paris : dans dix ans, tout porte à croire que les bouquins d’histoire contemporaine parleront du « néo-néo-dadaïsme » des années 2020, 100 ans après le tout premier dadaïsme, et 60 après le néo-dadaïsme des années 1960. On dira alors que ce qui le distingue des deux premières vagues du mouvement, c’est son lien avec la sphère militante écologiste. Les bouquins d’histoire le feront commencer à mai 2022, date du premier happening des militants aspergeurs de tableaux. On fera étudier aux élèves la coupure de presse « Musée du Louvre : La Joconde victime d’une attaque absurde au gâteau à la crème » tirée du média spécialisé Connaissance des arts

Série Cunk on Earth

Dans le milieu artistique aussi, l’absurde semble s'immiscer partout, et toujours sur fond de critique sociétale et écologique. En 2022, le réalisateur Charlie Brooker – qui avait marqué la dernière décennie avec son dystopique Black Mirror – est lui aussi passé du côté absurde de la farce avec Cunk on Earth (Planète Cunk, en VF), une série de documentaire parodique jubilatoire qui raconte de manière absurde comment l'humanité a créé le monde moderne, puis cherché à le détruire. En 2023, le film le plus célébré aux Oscars – onze nominations, sept victoires – était le désormais célèbre Everything Everywhere All at Once, mêlant habilement les thèmes de l'existentialisme, du nihilisme et de l'absurde sur fond de critique du métavers. Côté Beaux Arts, même ambiance : début 2024, le Pompidou Metz confiait sa grande nef au duo Elmgreen & Dragset pour une expo dystopique et absurde de la vie contemporaine, et au Pavillon de l’Arsenal, Poumtchak Studio se servait de l’absurdité et de l’humour pour proposer des réponses volontairement en dépit du bon sens aux défis de la ville de demain. 

Remettre notre destin entre les mains de l’absurde, il faudrait être fou ! dira-t-on peut-être. C’est pourtant tout l’inverse. Ne pas s’emparer de l’absurde, c’est laisser son monopole aux ennemis du bien commun, et accepter de vivre dans une bien triste Absurdie. Comme le souligne l’autrice et journaliste Géraldine Mosna-Savoye dans une chronique de France Culture intitulée Non merci au "voyage en absurdie” « c’est bien le problème de l’absurde élevé ou réduit à un royaume : c’est déjà lui donner un sens, lui assigner des frontières connues, mais c’est surtout se contenter de le constater, de condamner la chose sous le joug de l’absurde, et presque, j’ose dire, une manière de baisser les bras définitivement ». Autrement dit : contre l’idiocratie, viva la dadacratie !

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